L’action se déroule à Hambourg de nos jours. Julia et Paul, la cinquantaine, forment un couple sans enfant. Elle est historienne de l’art et travaille en lien avec des artistes contemporains, lui a été pianiste classique, mais produit actuellement de la dance music.
A deux heures du matin, débarquent dans leur appartement Josefine et Tilman. Josefine, la vingtaine, est depuis une semaine seulement l’assistante de Julia. Tilman, la trentaine, dirige une petite entreprise de meubles.
L’arrivée des jeunes gens révèle progressivement les lignes de faille séparant ces couples de générations différentes, mais aussi d’étranges rapports de forces qui, de façon plus ou moins explicites, en viennent à se cristalliser autour des questions de genre et de procréation…
Men asleep a été écrit par Martin Crimp pour le Schauspielhaus de Hambourg où le texte est créé en allemand en mars 2018 dans une mise en scène de Katie Mitchell, avec laquelle Crimp collabore régulièrement au théâtre mais aussi à l’opéra. Il est à noter que les prénoms des personnages de la pièce correspondent aux prénoms des actrices et acteurs allemands qui les ont créés.
Crimp mentionne dans la préface à l’édition anglaise de la pièce deux matériaux qui lui ont servi pour composer son texte, matériaux qu’il qualifie non sans humour de « vols ».
Le premier de ces matériaux est Who’s afraid of Virginia Woolf ? du dramaturge américain Edward Albee, pièce des années 60 mondialement célèbre (adaptée en 1966 au cinéma par Mike Nichols avec Richard Burton et Elizabeth Taylor) qui montre un couple d’universitaires cinquantenaires se déchirer avec une violence mentale extrême face à un couple plus jeune au long d’une nuit particulièrement arrosée. Le texte d’Albee, écrit dans un style réaliste psychologique âpre et particulièrement efficace, est devenu l’archétype théâtral de la scène de ménage implacable mais flamboyante, offrant aux interprètes des rôles psychologiquement riches et complexes.
Le second matériau « volé » mentionné par Crimp est un tableau peint par l’artiste autrichienne Maria Lassnig intitulé Schlafende Männer, qui donne son titre à la pièce.
Toujours dans la préface de l’édition anglaise de Men asleep, Martin Crimp, en expérimentateur aguerri, dit s’être interrogé sur ce qui se passerait si le scénario d’Albee était contraint de rencontrer la peinture « tendre » de Lassnig. Cela m’évoque les propos que Crimp a tenus dans une interview accordée au Guardian : « j’ai écrit une pièce qui s’appelle Tendre et cruel – j’espère être les deux. »
A partir de ces matériaux, Crimp compose une oeuvre très éloignée du style réaliste psychologique d’Albee.
La causalité psychologique – qui en définitive constitue une vision rassurante des comportements humains puisque ceux-ci sont présentés comme rationnellement explicables – n’est pas le moteur de l’écriture de Crimp. Jamais il n’induit que tel discours ou tel comportement serait lié à telle cause d’ordre psychologique. Dans son théâtre, le rapport de l’être, du langage et de l’action est constamment instable, imprévisible, contradictoire, menacé par le chaos. Julia dit à un moment de la pièce : « au moment où je dis quelque chose, mes pensées sont déjà loin, totalement passées ailleurs (…), dans une zone nouvelle où, tout comme dans l’ancienne zone, il n’est aucunement question de conscience de soi ou de contrôle. »
Cette absence de conscience de soi caractérise tous les personnages qui peuplent le théâtre de Crimp. Bien qu’ils semblent en apparence des plus civilisés, ils peuvent dans le cours d’un même dialogue échanger des amabilités d’une politesse convenue et glisser sans crier gare vers des propos absolument incongrus, obscènes, voire carrément épouvantables à l’endroit de leur interlocuteur·rice, et cela sans avoir l’air de s’en rendre compte.
Les personnages de Crimp semblent évoluer dans un monde dont toute forme d’empathie aurait disparu. Cette absence d’empathie – et c’est là une dimension politique du théâtre de Crimp – se caractérise notamment par un usage du langage qui apparaît comme contaminé par les discours formatés qui sont aujourd’hui à l’œuvre dans le monde de l’entreprise. Et cela y compris lorsque les actions sont situées dans un cadre privé – comme c’est le cas dans Men asleep. Régulièrement, les personnages se lancent dans des analyses erratiques de leur situation sentimentale en usant d’une terminologie technocratique et désincarnée. Ce décalage quasiment permanent entre le langage employé et la situation à laquelle il se rapporte dote le théâtre de Crimp d’une étrangeté très particulière et suscite chez le·la spectateur·rice tout à la fois le rire et l’effroi.
A la différence du théâtre de Albee, où la violence finit par prendre des voies explicites, le théâtre de Crimp ne donne qu’exceptionnellement à voir une violence directe. Pourtant, il est bien question dans son théâtre de rapports de force et de domination, voire de pulsions brutales et mortifères, que ce soit dans le cercle intime de la famille, dans le monde du travail, ou encore dans le contexte de conflits armés. Mais la façon de rendre compte de ces comportements est toujours décalée, déplacée, voilée, cryptée… Cela éloigne résolument le théâtre de Crimp de toute une tradition réaliste psychologique anglo-saxonne, mais aussi du In-Yer-Face theatre de Sarah Kane, Mark Ravenhill ou encore Dennis Kelly, qui expose sur scène de façon spectaculaire des actes de violence paroxystique.
Chez Crimp, la violence est plus souterraine. Elle se devine, se pressent, sans qu’on puisse l’identifier précisément, y avoir directement accès, ce qui la rend moins consommable et, selon moi, bien plus inquiétante. Sans avoir besoin de les brutaliser, Crimp place les spectateur·rices dans une position inconfortable mais active. De façon un peu similaire à la démarche d’un David Lynch au cinéma, Crimp leur attribue une place d’enquêteur·rice amené·e à interpréter les signes qui lui sont proposés pour résoudre une énigme qui en réalité ne peut connaître de résolution.
Dans Men asleep qu’advient-il des deux figures masculines à la fin de la pièce ? Paul et Tilman se sont-ils « tendrement » endormis, comme dans la peinture de Maria Lassnig, ou ont-ils été victimes d’un acte d’une violence extrême les réduisant au silence ? Julia, qui au début de la pièce déclare ne jamais avoir désiré d’enfant, se retrouve dans la scène finale seule avec Josefine, son assistante, dont on a appris qu’elle était enceinte. Quel rapport lie désormais ces deux femmes et cet enfant à naître ? Un pacte est-il en train de se nouer entre Julia et Josefine, un pacte qui entremêlerait leurs existences intimes et professionnelles, et dont les hommes auraient été écartés, volontairement « endormis » ?
Dans un contexte sociétal où la question des genres est revenue au devant des préoccupations, Crimp, comme toujours, évite le discours explicite, loin de tout militantisme ou de tout didactisme, et choisit une vision oblique, sous forme d’un jeu ambigu mettant en branle nos imaginaires.
Ce qui rend en outre le texte particulièrement riche sur un plan thématique est qu’il entrecroise la question des genres avec celle des générations. Paul et Julia ont la petite cinquantaine et évoluent dans un milieu intellectuel et artistique, elle dans le domaine de l’art contemporain, lui dans celui de la musique. Même si les références – culturelles ou politiques – citées par chacun·e (les plasticiens Rudolf Schwarzkogler et Otto Muehl, représentants de l’activisme viennois, ou Ulrich Meinhof, la terroriste de la Fraction Armée Rouge) appartiennent à des courants radicaux des années 1960 et 1970, Julia et Paul semblent n’avoir conservé des idéaux de cette époque (où ils et elles étaient enfants) que les oripeaux.
A ce titre, le récit (particulièrement cocasse) de Paul dans lequel il évoque son enfance est assez éclairant. Sa mère l’aurait abandonné pour raisons politiques. Son père aurait abandonné le combat politique pour devenir informaticien… Tout cela amenant Paul en définitive à réaliser que, du fait d’un problème d’ordre génétique, il n’a pas d’âme.
En quelques lignes et à travers cette biographie et son insolite conclusion, Crimp raconte beaucoup sur la façon dont les idéaux d’extrême gauche des années 1960 et 1970 ont pris du plomb dans l’aile au tournant des années 1980 (les années « fric » Reagan/Thatcher), cette débandade culminant en 1989 avec la chute du bloc de l’Est, signant une soi-disant mort des idéologies, avant que le 11 septembre 2001 ne cristallise à nouveau un ennemi extérieur unique face au « monde libre » occidental.
Alors qu’à l’aube des années 2020, les dirigeants de droite apparaissent comme pire encore que leurs prédécesseurs des années 1980 (Thatcher et Reagan ne font-elle et il pas figure d’enfants de chœur face à Johnson et Trump ?), la gauche radicale semble reprendre vigueur au sein des jeunes générations. Tilman (dans la trentaine) et Josefine (dans la vingtaine) ne semblent pourtant pas participer de ce renouveau. Tilman, entrepreneur d’une petite usine de meubles, est dénué de toute conscience politique. Le positionnement de Josefine est plus ambigu, mais ne s’inscrit visiblement pas dans la perspective d’un engagement quelconque. Les répliques qui ouvrent la deuxième séquence de la pièce donnent de Josefine et Tilman une représentation effrayante qui ne le cède en rien à celle de leurs aîné·es. Les jeunes gens donnent l’impression d’être relativement paumé·es, esclaves de leurs désirs et de leurs assuétudes :
JOSEFINE. On prenait beaucoup de drogues. On buvait énormément. On se réveillait et c’était déjà le soir. On faisait l’amour comme des dieux mais on était incapables de s’en souvenir.
PAUL. Alors comment est-ce que vous pouviez –
JOSEFINE. Comment on pouvait le savoir ? Eh bien nos amis prenaient des photos.
Cette dernière et saisissante réplique inscrit immédiatement la relation entre les deux jeunes gens dans la perspective très actuelle d’une intimité amnésique qui ne peut laisser de traces dans la conscience qu’à travers sa capture par l’image.
Le tableau dressé par Crimp semble bien sombre, entre ces aîné·es ayant renoncé à toute conscience politique et ces jeunes pour qui une telle expression ne prend même aucun sens…
Si Crimp n’offre pas de solutions aux énigmes terrifiantes qu’il produit – il avoue d’ailleurs lui-même ne pas être en mesure de le faire, considérant que ce n’est pas son « job » -, s’il fait preuve d’un humour mordant, souvent noir, il ne doit toutefois pas pour autant être considéré comme un auteur cynique. Quoi de moins cynique que d’attirer l’attention de ses contemporain·es sur les effets dévastateurs qu’exercent sur elles·eux des sociétés dominées par l’obsession du profit, des sociétés qui peu à peu réduisent l’être humain à un rôle de prédateur ou de proie, dans une absence quasi totale d’empathie.
Et si cette dramaturgie explore la face sombre de nos existences, elle le fait sous une forme extrêmement stimulante qui appelle à une vitalité aiguë de la part des interprètes. Les textes de Crimp sont, sur un plan théâtral, de véritables machines de guerre, des partitions jouissives composées avec une rare science du rythme, dans une alternance de répliques courtes et de tirades ciselées construites comme des solos de jazz, qu’il convient d’appréhender avec précision et rigueur, afin dans un second temps de laisser libre court à la fantaisie et à la folie nécessaires à l’interprétation de ce théâtre singulier.