Ceci n’est pas une note d’intention
Contrairement à nombre de jeunes collègues pour qui le théâtre ne peut se construire qu’à partir du réel, ou plutôt du rapport qu’elles et ils entretiennent avec lui, au travers d’enquêtes, d’interviews, d’investigations sur le terrain, je crois encore à la fiction, – aux écrits d’hier et d’avant-hier -, et à leurs capacités, pour autant qu’on les regarde par le bon bout de la lorgnette, non pas de transformer le réel, mais bien de l’interroger, et si possible d’aider à le comprendre, à le décoder, à nous permettre de « saisir une petite parcelle d’essentiel » comme l’a écrit l’écrivain allemand Botho Strauss.
Après avoir mis en scène voici quelques saisons avec intérêt, plaisir et bonheur Les mains sales, je reviens à Jean-Paul Sartre, et sa Putain respectueuse.
Écrite juste après la seconde guerre mondiale, et lointainement inspirée d’un fait d’(in)justice comme il y en eut nombre aux Etats-Unis – ici, la condamnation à mort en 1931 des neuf jeunes afro-américains mensongèrement accusés du viol de deux femmes blanches -, elle met en scène principalement Lizzie une prostituée, un « nègre[1] » sans prénom, Fred un client, et Clarke, le sénateur.
Machine théâtrale classique, efficace et bien huilée, parée de toutes les intentions les plus respectables dans la dénonciation du racisme, de l’omnipotence blanche et de la ségrégation raciale, la pièce donne pourtant peu de place à l’homme noir – et c’est ce qui m’est apparu comme une lacune que je me suis proposé de rectifier en invitant Jean-Marie Piemme à en écrire une suite qui donnerait notamment prénom, identité et parole au rôle de l’homme noir.
On pourrait donc dire du spectacle que je me propose de construire qu’il s’agit d’une série Putains, avec une saison 1 et une saison 2, la première avant la promulgation des lois civiques sensées donner l’égalité aux noirs, la seconde après cette avancée politique qui tarde toujours aujourd’hui à se traduire dans les faits, l’actualité nous rapportant encore aujourd’hui jusqu’à la nausée, le récit de ces jeunes hommes noirs abattus sans sommation par la police américaine.
Comme toujours je ne sais pas encore par quel bout prendre ce spectacle, je sais ce dont je ne veux pas, je ne sais pas encore ce que je découvrirai au gré de sa préparation et des répétitions.
L’hypothèse existe d’associer un musicien et un vidéaste à l’entreprise ; mon souhait est de trouver comment à réécrire scéniquement ces deux textes dans une forme de représentation qui les associe autrement qu’en les positionnant l’un après l’autre en une soirée-composée-de-deux-parties-avec-entracte, et de trouver comment « enfoncer un coin » dans le texte de Jean-Paul Sartre pour lui faire rendre tout son jus, et casser les codes du naturalisme.
J’ai, comme je l’ai écrit ailleurs, le doute comme boussole, et l’envie de raconter des histoires, en espérant des rencontres inspirantes avec la distribution et l’ensemble des collaborateurs artistiques et techniques, et en laissant aux spectateurs le soin de faire lui aussi leur boulot de spectateur, sans chercher à m’indigner, ni à hystériser mes engagements sous les projecteurs, entre cour et jardin.
Philippe Sireuil
[1] L’usage de ce mot au temps où Jean-Paul Sartre l’écrit n’était pas encore considéré comme une insulte raciale.