L’univers de la pièce
Le ciel a disparu. Dans un terrain vague aux airs de fin du monde, Bâtard doit être jugé par un tribunal de rue, composé de Clébard, Clochard et Cafard, pour un meurtre dont lui-même peine à se souvenir s’il l’a vraiment commis. Grâce à ses superpouvoirs de poète, il provoque des trouées dans l’espace-temps, sortes de flashbacks sur la nuit passée. C’est alors qu’apparaît Ekart, l’idole du quartier, seul à avoir un avenir professionnel grâce à ses cours d’anglais…
Reprenant quelque chose d’un imaginaire cyber-punk, l’histoire se situe dans une civilisation un peu plus avancée que la nôtre, un peu plus sombre aussi.
Le ton de la pièce oscille entre humour grotesque (jeux de mots ridicules, comique de situation) et noirceur romantique (emphase, évocation de la ruine). C’est la parodie qui permet cette cohabitation des genres tragiques et comiques. Non pas une parodie qui se satisfait de la moquerie, donc, mais qui se sert de l’insolence de la dérision pour raconter une autre histoire, en marge des grands récits tragiques et unificateurs. Une fable avec cinq personnages pour parler du non-grandiose, du petit, du honteux, des laissé·es pour compte, des bizarroïdes, des freaks, avec importance et ridicule à la fois.
Et puis au cœur de l’histoire, il y a of course l’amour. Un amour brisé, entre la romance kitsch, le super-drama, et la sincère blessure que la perte peut provoquer.
Le queer, la bâtardise
Le choix d’une comédienne (Alizée Gaie) pour jouer Bâtard, décrit dans la pièce au masculin, travaille cette ambiguïté. Au-delà du simple décalage, il déjoue déjà un mythe du poète (ou du génie créateur) essentiellement masculin : Homère, Rimbaud, Brecht, Kurt Cobain… Ici, le personnage échappe aux définitions, de celles qui tracent des contours finis et clôturés. Hybride et queer, Bâtard est de l’entre-deux, jamais là où on l’attend. On l’identifie au premier regard comme une femme et pourtant le voilà qui va pisser debout.
Et puis il y a sa relation avec Ekart, amoureux éperdu et à la virilité écorchée, qui n’a de cesse de répéter lors d’une de ses tirades « je suis pas pédé »… Comme un écho au contexte abîmé, dans la mise à nu et l’effritement de sa masculinité, Ekart découvre une autre forme de puissance.
Comment s’aimer quand c’est « la fin d’un monde » ?
Ekart, c’est l’idole du quartier. Il incarne la possibilité d’une ascension sociale et cristallise l’admiration : il est beau, sportif, valeureux et bilingue. Il coche toutes les cases exigées par le capitalisme anglo-saxon numérique ubérisé. C’est que le drame d’Ekart est de s’être construit depuis l’extérieur, selon les attentes de son milieu. Bâtard, lui, est juste un raté.
EKART.
On te voit pas sortir souvent.
BÂTARD.
Et alors ? J’en ai besoin ?
EKART.
Et alors. T’as peut-être tort.
BÂTARD.
J’ai rien à voir, dehors. J’adéquate pas. J’suis comme un faucon en cage, une invariable buse, un raté taré. Et je tape mon bec contre les barreaux quand passent les étourneaux. Et quand je sors, le ravage. Comme t’as vu.
EKART.
C’est dommage. Et c’est beau.
Un spoken-opéra
Sauvez Bâtard est un spectacle musical, avec des moments parlés-chantés, sortes de plaidoyers poétiques. Les acteurices y jouent avec la sonorité et la matérialité de la langue tout en donnant au personnage l’occasion de nous livrer quelque chose de plus intime ou de faire preuve de leur virtuosité et de leur sens du drama. Ces moments sont encore à définir musicalement avec les comédien·nes et le la créateurice sonore.
BÂTARD.
Tout
tout est moi
si tu préfères
je suis l’plus grand bâtard de l’univers
faut bien qu’un gars soit bouc émetteur de misère
connard sur les téléviseurs
et coagule le hit des plus grands méchants à cagoule
des plus machiavéliques prédateurs du jurassique
le véloce aéro-rapteur de jet
destructeur surnaturel de symboles phallocratiques
à coup de Boeing 767
le tyrano-richard léchouilleur du cours des bourses
avare délégateur du labour de ses terres
proprio des grandes tours et faiseur de déserts
le perfide pédo-tactile du net
violeur de gonzesses en burqa et jupette
de gosses
à même la poussette
le tricé-kalachnikopse
karcher cleaner
de gazette à la sauvette
de supérette casher
de pompe en grandes pompes
et bla-bla-bla
le poseur de bombasses en boum-boum short
dans les boîtes à foutre des grandes avenues ganglionnées
des artères bouchées
dont les cervelles fondent fondent fondent
sur vos têtes
comme des oiseaux
fondent fondent fondent
sur vos têtes
comme des fientes
et vous collent aux baskets
comme vous
me collez
mais
je
m’y
fais
vous
en
faites
pas
j’adore même
je vous
Silence.
Sur scène
Un espace épuré, un plateau-vague, où évoluent des personnages furieux et insolents, sans être brouillons. Iels semblent être au bord d’une explosion qu’iels contiennent à tout prix. La relation à construire avec le public : parler à leur corps.