Pour rendre possible de parler d’argent, il faut montrer la mécanique du tabou et mettre en lumière la façon dont le mode de pensée bourgeois a infiltré tous les esprits. L’impôt sur les successions est l’impôt le plus impopulaire, même dans les classes sociales qui ne sont pas concernées : les 50 % de la population les plus pauvres, dont les possessions les placent en dessous des seuils de taxation, ne paieront pas un centime.
Quel délire nous prend qui fait qu’on croit être bourgeois ? Qu’on est en solidarité avec le pauvre petit Bernard Arnault qui va se faire spolier par les impôts ? (Il paye pourtant beaucoup moins d’impôts, proportionnellement, que son chauffeur ou son secrétaire.)
Dans le réel, le tabou est tellement puissant que nous avons besoin des pouvoirs du théâtre et de la fiction pour briser le silence : le jeu, l’humour, le décalage que permet la représentation libèrent les imaginaires et nous empuissantent.
Alors seulement nous pourrons comprendre que l’argent n’est que de l’argent, une ressource que l’on peut manier de 1000 manières, qu’il peut se dire, qu’il peut se donner.
L’origine de ce projet remonte à notre premier spectacle, Un coup de poing dans la gueule vaut mieux qu’un long discours : Céline y raconte sa vie de personne née dans la bourgeoisie en mettant en lumière les manifestations concrètes de la reproduction sociale.
Chaque fois qu’on joue, une ou deux personnes viennent la voir, à la situation de vie similaire à la sienne, et qui ont besoin d’en parler.
Alors on en parle. Une recherche commencée à la Bellone, en 2022 : on rencontre des héritièr·es pour parler d’argent.
Plusieurs éléments nous frappent. D’abord, le soulagement pour ces personnes de pouvoir enfin parler de ce sujet en dehors du cadre familial, l’émotion lorsqu’on évoque l’emprise de l’argent.
Dans les récits que nous récoltons, un thème revient chaque fois : l’argent, dans les familles riches plus encore que dans les autres, ce n’est pas que de l’argent.
C’est un substitut de l’amour, c’est de l’obligation, un instrument forçant la loyauté à la famille. C’est aussi un outil d’emprise, un moyen de contrôle.
Dans les familles riches, l’esprit de clan, l’obligation de loyauté, couvrent les violences intrafamiliales. Les violences physiques et psychiques, les violences sexistes, les violences économiques, l’inceste. Et tout cela verrouille totalement l’idée de partager ou de redistribuer la richesse, même quand les héritièr·es le désirent.
Enfin, le tabou est toujours présent : même dans le cadre de confiance que nous établissons, confidentiel, l’argent n’est évoqué que vaguement. On n’ose pas dire les sommes précises. Parfois, on veut le dire mais on ne s’en « souvient pas »…