la parole
Dans ce projet, l’étroite collaboration artistique entamée avec la soprano afro-américaine Claron McFadden pour le film et la pièce Mitra (que j’ai réalisés en 2018) s’approfondit. Claron donnera voix parlée et chantée à Lucy, et convoquera la fiction en imaginant celle que les Ethiopiens appellent Dinknesh – “tu es merveilleuse” – dans le monde d’aujourd’hui : qu’en dirait-elle ? qui serait-elle ?
Les questions suscitées par cette lointaine ancêtre, liées aux origines de notre humanité, occupent Claron intimement et la renvoient à ses propres origines mais aussi aux questions existentielles qui la traversent en tant que femme, artiste, noire, et les inscrit dans une généalogie sociale et politique qu’elle partage avec des millions d’autres femmes.
Ces éléments constitueront le terreau du texte original que l’écrivaine Caroline Lamarche élaborera en complicité avec Claron McFadden au fil de l’évolution du travail de mise en scène.
le chant, la musique
Le chant s’invitera de façon évidente grâce à la présence de Claron McFadden dont les étapes importantes de sa vie sont souvent liées à des chants et musiques particulier.es. Le registre musical sera donc très large et s’étendra du gospel à la musique pop en passant par Bach et Monteverdi. Afin de prendre en charge la dimension éclectique du spectre musical et sonore convoqué par la pièce , nous travaillerons avec l’artiste DJ Rokia Bamba. Rokia nous accompagnera tout au long du processus de répétitions, créera un environnement sonore singulier tout en s’offrant à tout moment la possibilité de solliciter ses talents de DJ en servant des sets spécifiques – par exemple avec la musique pop, en référence aux archéologues qui ont choisi le prénom Lucy parce qu’ils écoutaient à la radio la chanson des Beatles Lucy in the Sky with Diamonds.
l’image
Le cinéma, les images animées occuperont une place importante sur le plateau.
Une longue période de résidence au CIRVA (Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts plastiques) m’a permis de travailler à la reproduction du squelette de Lucy en verre. Une étroite collaboration avec les maîtres verriers a donné lieu à la création de pièces à connotations anthropomorphiques qui se retrouveront sur le plateau ainsi que le squelette de Lucy reproduit en verre, à l’identique. Ce processus de travail a été filmé en détail. Ces images trouveront leur place sur scène. L’enjeu de cette reproduction du squelette de Lucy en verre réside dans un souhait de déplacer cette icône du champ purement archéologique/scientifique et de l’amener vers le champ artistique. La fragilité du verre, sa transparence mais aussi sa solidité, son aspect tranchant et sa possible opacité sont des éléments que je désire aborder comme autant de métaphores de notre monde. Un monde dont certains louent la transparence alors qu’il me semble être de plus en plus opaque. Un monde fragile malgré la tentative parfois désespérée de nous prouver exactement le contraire.
Les images des fournaises du CIRVA métaphorisent aussi le feu créateur où la matière en fusion prend forme autant que le feu destructeur qui ravage… D’où le titre de la pièce.
les actions scéniques et chorégraphiques
Dans Brûler, je poursuis mon étroite collaboration avec la chorégraphe Simone Aughterlony avec qui j’ai créé les pièces Deserve et Uni*Form, et qui était interprète dans la pièce Mitra ainsi que dans certains de mes films. Au fil des créations, Simone a développé une méthode spécifique de travail corporel qui tend vers une forme de déhiérarchisation des sens. La vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat sont convoqués lors de pratiques somatiques qui étendent les champs de perception et produisent une qualité de mouvement dénuée de coquetterie formelle. Les notions philosophiques issues du Nouveau Matérialisme sont intégrées à la gestuelle et tendent à supprimer toute forme de discrimination entre les corps et les objets avec lesquels les interprètes interagissent. Le détail du travail gestuel qu’elle mènera – avec des étudiant•es participant à la création de Brûler dans le cadre de leur Master en danse à La Cambre – est détaillé plus bas.
La danseuse et performeuse Castelie Yalombo, sensibilisée aux questions décoloniales, et plus particulièrement aux nécessités d’une réarticulation des récits de nos identités dans le grand maillage des histoires oubliées, confisquées, cachées et dominantes, nous rejoindra également dans le processus de création.
la création plastique
Comme décrit plus loin dans les points dédiés à la mise en scène, au travail de plateau et à la scénographie, les arts plastiques seront présents aussi dans Brûler : les os de verre moulés au préalable par les maîtres verriers seront exposés, des visages et des bustes seront moulés en temps réel, les corps en mouvement se figeront temporairement en objets d’exposition, à la fois dans la perspective de donner corps à Lucy et d’interroger ce désir d’immortalisation.
la mise en scène
Divers ateliers réalisés lors de résidences à Bruxelles et en France m’ont permis d’affiner à la fois une ligne dramaturgique et une méthode de travail qui détermineront la forme en devenir de Brûler. D’une part, une présentation déambulatoire sera privilégiée. Les spectateur•rices seront amené•e.s à se déplacer librement dans l’espace de représentation, ce qui influencera fortement les choix de mise en scène. D’autre part, le rapport à l’immortalité, au temps qui n’en finit pas, qui n’a ni début ni fin déterminée, sera travaillé formellement. Ainsi, les spectateur•ices qui arriveront sur le plateau auront le sentiment que la pièce a déjà commencé, que les personnes présentes sur scène sont déjà occupées depuis un temps indéfini. Chaque spectateur•ice décidera du temps qu’iel souhaite rester, chacun•e quittera les lieux au moment où iel le souhaite. La mise en scène sera travaillée selon ces paramètres. Toutes les matières – textuelles, musicales, chorégraphiques, plastiques – obéiront à une logique propre mais interchangeable. Chaque module pourra se répéter tout au long de la représentation.
L’espace de représentation prendra la forme d’un immense chantier, un lieu de fouilles, un site archéologique stylisé. Les références aux pratiques archéologiques seront constantes depuis l’extraction d’objets du sable, de la terre, jusqu’à la création de moulages en temps réel (moulage de parties de corps ou d’objets). La transformation en verre du squelette de Lucy sera documentée par des images vidéo, et on pourra suivre le processus du nettoyage d’objets extraits de la terre jusqu’à leur exposition en vitrines dans un espace muséal métaphorisé par un « white cube » inscrit réellement dans l’espace.
l’espace de représentation s’apparentera à un terrain de fouilles.
Les interprètes s’approprieront une gestuelle inspirée des pratiques archéologiques (fouille, extraction, nettoyage d’éléments découverts dans le sable, classification, annotation, mise en exposition etc…). De l’observation minutieuse des ces gestes analysés sur les nombreux documents d’archives photographiques et audiovisuelles disponibles et mis à disposition tout au long des répétitions, naîtront des mouvements que nous nous autoriserons à détourner, amplifier, répéter, juxtaposer de façon non réaliste, jusqu’à développer un langage corporel identifiable mais dont l’hybridité nous éloignera du réalisme des gestes utilitaires.
Parmi les nombreuses actions qui animeront le plateau, la pratique du moulage sera particulièrement présente. Des bustes en plâtre, copies conformes du visage de certain•es interprètes, seront disposés sur des tréteaux. Par moment, les interprètes se positionneront face à leur propre image en plâtre et y sculpteront le possible visage de Lucy à l’aide d’argile malléable.
Certaines parties de corps seront moulées en temps réel sur le plateau. De ces moulages naîtront des formes sculpturales qui s’accumuleront / s’amoncèleront jusqu’à créer des corps hybrides offerts à la contemplation. Ces formes anthropomorphiques trouveront également leur place dans l’espace du « white cube », volume directement inspiré des espaces d’exposition abondamment déclinés dans les sociétés occidentales.
Ces lieux hautement symboliques tendent à produire de la valeur (monétaire et symbolique). Les œuvres et objets qui y sont exposés sont de facto immortalisés. Nous questionnerons cette notion de valeur du corps vivant lorsqu’il s’expose dans un tel environnement.
la scénographie
Celle-ci sera pensée en étroite collaboration avec le collectif d’architectes Traumnovelle. Cet espace extrêmement structuré dans sa forme initiale sera activé par les différent•es interprètes qui travailleront à le déstructurer tout au long de la représentation. Les matières premières telles que l’argile, la brique concassée et le plâtre seront déplacées selon une logique propre aux actions menées et, progressivement, l’espace immaculé du « White Cube » se verra transformé par ces matières et les actions. Nous opérerons une déconstruction à la fois littérale et métaphorique du musée en tant qu’espace immortalisant. Cette déconstruction modifiera en profondeur l’espace de représentation qui s’ouvrira à des horizons plus vastes que les murs blancs du White Cube.
L’espace de la représentation sera vécu comme un immense atelier où chaque geste, parole, musique ou objet contribue à l’élaboration d’un monde hautement symbolique et poétique tout en étant constamment ancré dans la matérialité du faire.