Des bombes explosent à l’aéroport et dans le métro. La mort passe, elle ramasse ce qui désormais lui appartient. Des corps pour commencer, mais aussi des espoirs, des projets, des peurs, des illusions.
A quoi sert le théâtre ? A rappeler au moins ces vérités : la certitude d’exister est précaire, et bouffonne notre prétention à la dominer.
La bombe est aussi dans l’amour d’une mère, dans la survalorisation de soi, dans l’abandon à la fatalité, dans la suspicion qui gangrène nos comportements comme autant de métastases délétères, dans le voyeurisme médiatique, dans la violence ordurière d’un interrogatoire, dans l’excès des pulsions planquées dans le banal et l’habituel, dans la plate bêtise de la vie qui fait notre quotidien, souvent; dans les figures imposées de la rhétorique politique, aussi.
C’est ça qui est montré : que l’imprévisible se rappelle à nous sous mille visages, qu’il traverse nos vies, même contre notre gré bien sûr, qu’il danse en riant devant ceux qui proclament que cela ne les concerne pas. Le loup se tient toujours au coin du bois, riant sous cape de la confiance des chaperons rouges de tout poil. L’événement, c’est ce qui surgit, qui traverse l’esprit, le corps, les sentiments, les passions.
Comment le dire au théâtre, par des moyens de théâtre ? Comment greffer de l’imaginaire sur des données aussi brutales ? Comment la fiction peut-elle approcher le réel ? Y aura-t-il une morale ? Non, pas de morale. On ne veut pas faire les malins, on ne dit pas qu’on sait, qu’on a compris, qu’on peut expliquer, qu’on a des solutions. Un théâtre de consolation ne nous intéresse pas. Mais un théâtre qui approche, qui mesure, qui prend sa distance, qui relance et qui jouit d’être théâtre, oui ; un théâtre de l’hétérogène – résolument ! qui cherche et se cherche dans le fragment ; théâtre, et pas documentaire pour Arte, et pas débat pour soirée électorale, et pas leçon de savoir politique par ceux qui ont toujours déjà compris, et pas bêlements compassionnels, et pas morosité programmée pour cause de décès. Juste prendre l’événement entre ses doigts, faire pivoter les facettes de l’objet, s’attacher à ses résonances, déplacer le regard, repérer quelques parcours de l’onde de choc, passer du micro au macro, parfois rire avec le malheur (c’est pas quand on sera mort qu’on pourra le faire !), et laisser le spectateur à son travail : investir de son émotion, de son intelligence les traces que le plateau propose.
Jean-Marie Piemme et Philippe Sireuil
Rester ouverts.
Le 22 mars 2016, à l’heure du petit-déjeuner, la radio annonçait une double explosion à l’aéroport de Bruxelles, sans plus de précisions et sans mesurer l’ampleur de la déflagration nauséeuse dans laquelle cette deuxième journée de printemps allait plonger notre pays, ses mandataires politiques comme sa population.
Quelques quarts d’heure plus tard, alors qu’on avait déjà compris qu’à Zaventem l’explosion n’était pas accidentelle, sur l’écran de mon smartphone s’affichait ce message : « Ne sors pas, explosions à Maelbeek. Tu as des nouvelles d’Ysé ? ». France, ma femme s’inquiétait, de moi et de l’une de mes filles, qu’elle pensait en route pour l’Université Saint-Louis. L’effroi m’engourdit, mes doigts se crispèrent sur le numéro de mon aînée qui décrocha et me répondit que, son cours ayant été supprimé, elle n’avait pas pris la ligne 1 ce matin-là : un de ses congénères n’aurait pas cette chance…
Après l’avoir invitée à rester chez elle, je tombais sidéré devant l’écran de la télévision, et les quelques images en boucle qui, déjà, défilaient : fumée noire crachotant dans la rue de la Loi, foule apeurée claudiquant sur la chaussée devant l’aéroport, fumée noire, foule apeurée, le tout sur fond de commentaires impuissants, réitérés et monocordes, telle la voix de synthèse du navigateur d’une voiture devenue folle.
Le ciel était clair ce matin-là (comme l’avait été celui du 11 septembre 2001 à New-York, quand les avions avaient déchiré les tours de verre), il s’assombrirait bien vite, nous entraînant dans le décompte macabre des victimes, blessés et tués, dans le tohu-bohu médiatique d’experts accrédités – casting de circonstance auquel les attentats des 7 janvier et 13 novembre 2015 de Paris nous avaient déjà largement habitués. Il nous réduirait à l’état de sidération, à la fois témoin et pantin, partagé entre la colère, voire la haine, et l’affliction mortifère, les oreilles transpercées par les sirènes des ambulances et des véhicules de sécurité, le rotor de
l’hélicoptère de la police et les appels apeurés – car peur il y avait – des autorités nous enjoignant à rester là où nous étions, à éviter tout déplacement, et à privilégier les communications via les réseaux sociaux…
Après Madrid, Londres, Moscou, Lahore, Bagdad, Peshawar, Borno, Boston, Beyrouth, Paris – la liste n’est hélas ni exhaustive, ni close -, Bruxelles, qui avait déjà « bénéficié » du premier attentat commandité par Daech en Occident avec la tuerie du Musée Juif, rejoignait l’inventaire macabre. Bruxelles, la ville de la zwanze et des caricoles, de la Zinneke Parade et de l’Ommegang, des plaisirs d’hiver et des embouteillages en toute saison, basculait dans le terrorisme de masse : trente-deux morts, trois cent quarante blessés, et quelques jours plus tard, plusieurs centaines de soldats dans les rues pour notre sécurité…
Que faire, devant ça, quand on est homme de théâtre à triple casquette (pédagogue, metteur en scène et directeur) ? Le 22 mars, il n’y avait pas une bonne réponse, il n’y avait pas une seule façon de faire qui soit plus judicieuse qu’une autre, mais, le soir même, il nous avait semblé que face à la tragédie qui nous assaillait, à la violence mortifère qui l’accompagnait, face à la stupeur qui nous bloquait et qui nous vrillait au plus profond de nos intimités, face aux rumeurs et invectives délétères qui répandaient leur
haine de l’autre, il nous fallait, par respect pour nos valeurs et notre vie, et pour celles et ceux qui l’avaient ce matin-là à jamais perdue, pour celles et ceux que les attentats avaient meurtri à jamais, « rester ouverts ». Ce n’était ni faire acte de résistance, ni être particulièrement courageux, c’était être tout simplement, faire le choix de la lumière plutôt que celui des ténèbres.
Le temps a passé ; à l’abattement a succédé la résilience, et son cortège de paroles, de résolutions et d’actions.
J’ai longtemps hésité (et je serai franc, j’hésite encore parfois un peu), à m’embarquer dans ce projet pour lequel aujourd’hui je réclame quelque budget, mais devant ces heures sombres d’où nous ne sommes pas sortis indemnes (en sommes-nous sortis d’ailleurs ? rien n’est moins sûr) et qui ont révélé les dysfonctionnements du feuilleté sociétal, institutionnel et politique de notre pays écartelé entre les tensions centrifuges et les morcèlements communautaires, devant la gangrène du terrorisme islamiste qui s’est emparé du monde depuis bientôt vingt années et auquel notre pays n’a pas échappé (pourquoi en aurait-il été autrement d’ailleurs, au nom de quelle injustice immanente aurions-nous dû être protégés ?), questionnant nos peurs, nos certitudes et nos modes de vie, dévoilant les dysfonctionnements, les lâchetés, les aveuglements et les errements des démocraties de l’Occident et des théocraties de l’Orient, il m’a semblé qu’il fallait retrousser les manches, mettre les mains dans le cambouis du réel, et, pour le dire, plus doctement, que le théâtre se devait d’être présent et interroger – à sa manière, et avec humilité – notre présent, hic et nunc.
« Bruxelles, printemps noir », est né de cette nécessité, sans oublier toutefois que le temps du réel et le temps du théâtre n’ont pas le même cadran, que le second pour témoigner du premier implique le retrait, le recul, la profondeur de champ, la recherche du meilleur axe, l’invention poétique, et que le théâtre ne peut se satisfaire de l’immédiateté, du pris sur le vif, du sur le champ, et qu’il n’a rien à voir avec le reportage journalistique.
« Bruxelles, printemps noir », c’est un texte de Jean-Marie Piemme, écrit au départ d’une version antérieure de 2007 qui prenait comme objet de fiction un attentat dans le métro (le réel dépasse souvent la fiction), dix-neuf séquences pour « cerner les bruits du temps », ainsi que l’auteur avait justement sous-titré une étape intermédiaire du texte, dix-neuf scènes qui donnent vie, parole et mort à tous les protagonistes, dix-neuf moments dérivant du plus près de l’événement au plus éloigné, comme autant de stations du calvaire de notre temps.
« Bruxelles, printemps noir », le spectacle à construire entre cinéma et/ou vidéo, et théâtre, s’appuiera, dès sa composition, sur une large distribution professionnelle (d’une quinzaine d’éléments) que je souhaite hétérogène, sur la diversité qui compose Bruxelles. Le spectacle s’adressera aussi à des personnes pratiquant, comme mode de loisir et d’émancipation, le théâtre en « amateur » : des contacts ont été ou seront pris avec divers partenaires parmi lesquels le Théâtre des Tanneurs, la Maison des deux Cultures de
Molenbeek et leurs ateliers de théâtre.
Le Théâtre National s’associera au projet au travers d’une aide logistique. Des contacts seront pris avec les responsables de la STIB et de l’aéroport de Zaventem pour les inviter à participer au projet, notamment pour permettre le tournage in situ de la séquence intitulée Litanies des vies interrompues qui nécessite à elle seule la participation d’une quarantaine d’actrices et d’acteurs.
« L’écriture partagée n’est pas une solution, c’est du moins une espérance. » écrit l’auteur dans le texte qu’on trouvera ci-après. Le spectacle à partager qui en naîtra demain voudrait s’alimenter de cette espérance, et la voir déborder. « Rester ouverts » telle avait été notre décision le 22 mars, telle reste notre volonté aujourd’hui : rester ouverts,
aller à la rencontre et créer des liens.
Philippe SIREUIL – 08 novembre 2016