Hubris, du grec ancien ὕβρις, est une notion grecque qui se traduit souvent par « démesure ». C’est un sentiment violent inspiré des passions, particulièrement de l’orgueil. Il constitue la faute fondamentale de la civilisation. Il est à rapprocher de la notion de Moïra, terme grec qui signifie entre autres « destin ». Le destin, c’est le lot, la part de bonheur ou de malheur, de fortune ou d’infortune, de vie ou de mort, qui échoit à chacune en fonction de son rang social, de ses relations aux dieux et aux hommes.
L’Hubris désigne le fait de désirer plus que ce que la juste mesure du destin nous a attribué, si ce désir est réprimé par les dieux, c’est qu’il constitue peut être une première faille dans leur autorité qui peut aussi ouvrir une voie vers le libre arbitre.Le châtiment de l’Hubris, par les dieux, est la Némésis, qui fait se rétracter l’individu à l’intérieur des limites qu’il a franchies.
Pour Coriolan, nous nous inscrirons dans un réel processus de création, notre volonté n’étant pas seulement de faire une adaptation actualisée de Coriolan.
Le texte de Shakespeare a une vocation intemporelle : il parle de la société antique comme de son propre 16e siècle sanglant et donc aussi de notre époque.
Les personnages se débattront dans cet espace fictionnel contre leurs destinées inéluctables. Ils combattront dans cet interstice extraordinaire qu’est la vie, avec cette vitalité fragile que les dieux ont toujours envié aux hommes.
Les acteurices et les créateurices seront tous impliqué·es dans le processus dramaturgique ; iels apporteront des matériaux et en tireront des propositions que nous transformerons en propositions mises à l’épreuve du plateau, qui viendront individualiser le processus en fonction de leurs sensibilités propres. Nous utiliserons ces matériaux dans ce qu’iels ont de plus pertinent aujourd’hui par rapport à la pièce de Shakespeare, comme en contrepoint.
Un travail préparatoire m’a d’ores et déjà permis d’explorer certaines pistes : les Chants de Maldoror de Lautréamont, texte qui s’est vite imposé à moi pour le personnage de l’enfant qui questionne l’humanité. Je pense aussi par exemple au Prince de Machiavel, en référence à l’éducation draconienne que Volumnie donne à son fils (Coriolan) pour que celui-ci survive dans le monde et accomplisse sa destinée glorieuse, ce qui sera finalement la cause de sa chute.
L’Histoire s’exprime souvent par crises, par ruptures, par bouleversements, mais n’est en réalité qu’un continuum dont le sens ne s’exprime que sur la longueur du temps.
Comme Foucault le rappelle souvent, « elle n’a pas de dehors : tout est traversé par des déterminations historiques. Elle touche notre système de pensée, nos pratiques et jusqu’aux rapports que nous entretenons avec nous-mêmes et les autres. »
Les mots de Visconti nous le rappellent également :« Pour que tout reste comme avant il faut que tout change… Nous fûmes les Guépards, les Lions, ceux qui nous remplaceront seront les Chacals et les Hyènes… Et tous, Guépards, Chacals et Moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la Terre. » Le Guépard (1959)
C’est justement parce que nous sommes vivant·es et que nous voulons continuer à être que nous devons nous poser dans la complexité du mythe, en observateurices de notre Hubris, entre destin et libre arbitre, et aller ainsi à la rencontre de ce qui fait la beauté des êtres et de la vie. A propos de dissection, il y a beaucoup de métaphores sur le corps humain dans Coriolan, rapprochant corps politique, corps social avec les organes eux-mêmes. Nous exploiterons cette idée amenée par Shakespeare pour associer le viscéral et le politique.
« Un jour tous les membres du corps humain se révoltèrent contre l’estomac. Voici leurs plaintes contre lui : ils disaient que, comme un gouffre, il se tenait au centre du corps, oisif et inactif, engloutissant tranquille-ment la nourriture, sans jamais partager le travail des autres organes qui se fatiguaient à voir, à entendre, à parler, à instruire, à marcher, à sentir, ayant tous leurs fonctions mutuelles, et servant, en ministres labo- rieux, les désirs et les vœux communs du corps entier. L’estomac répondit… » Shakespeare Coriolan Acte I
Notre processus, finalement, se veut archéologique. Le théâtre nous permet de faire parler les morts avec les vivant·es dans une conversation qui n’est possible que dans cet espace où sont remis en question les mythes, et où nous pouvons les réinterpréter pour essayer de comprendre notre propre existence et nos propres failles. Nous pourrons ainsi percevoir à quel point il s’agit toujours d’un même rapport de force entre dominant·e et dominé·e, dans lequel l’Hubris politique mène toujours à la catastrophe. L’Hubris n’est-il pas également aussi un premier pas vers le libre arbitre et la liberté ? Le refus du destin imposé par les dieux…
« A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. »
Le mythe de Sisyphe – Albert Camus
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THEATRALITE
Le travail que je vais mener avec l’équipe va dans le sens de l’appropriation et de l’affirmation par chacun·e des matières que nous allons traverser.
Les différents pôles narratifs forcent à penser les adresses et les codes de façon plurielle. Comme les matières seront multiples, les codes et les théâtralités le seront aussi.
Nous traiterons les textes comme des partitions musicales où chaque intention, chaque mot doit être choisi et maîtrisé au plus près du corps des acteurices.
Les comédien·nes sont au centre de la mise en scène. Iels ne seront pas en permanence personnages, iels se convoqueront mutuellement les un·es les autres et oscilleront entre incarnation, composition et présence naturelle. Les protagonistes elleux-mêmes se mettront en représentation dans la pièce.
Cet aller-retour permet une identification forte à la parole qui est portée, ainsi qu’aux personnages qui se construisent et se déconstruisent devant nous, tout en nous laissant l’espace nécessaire à la compréhension d’un ensemble dépassant le cadre de la pièce de Shakespeare.
C’est le texte qui est incarné, et nous jouerons donc avec les codes pour créer des décalages.
Le réalisme ne doit pas rester prisonnier de l’illusion et du jeu derrière le quatrième mur. Les protagonistes luttent contre le tragique de leurs existences propres à travers ces mots et ces personnages pour qu’advienne une vraie rencontre dans le présent de la représentation.
Le public, étant traité au même titre que les acteurices sur scène, servira d’appui, de témoin, de passeur·se entre le présent et l’Histoire.