Il y a vingt ans, j’écrivais Papiers d’Arménie ou Sans retour possible (Éd. Lansman), une pièce marquante dans mon parcours, née du besoin viscéral de mettre des mots sur l’impensable : la négation du génocide arménien de 1915.
Depuis, je n’ai cessé de continuer à écrire (Les Chaussures de Fadi, Peau de Loup, Gabriel, Spider man sauce cornichon, Ménopausées,…) en abordant des thématiques multiples : l’exil, la mémoire, le corps, la femme, la transmission. Et pourtant, malgré cette diversité de thématiques, une douleur lancinante m’a toujours ramenée à la même blessure. Revenir encore à l’Arménie, revenir encore une fois à cette histoire, vingt ans plus tard, a été comme ouvrir une plaie mal refermée pour moi. Mais peut-on vraiment faire autrement, lorsque les tragédies se répètent et que l’urgence vitale est toujours là, intacte et aussi brutale ?
La Valse des Oubliés est née de cette nécessité réapparue un soir de 2020, après la première offensive de l’Azerbaïdjan à l’encontre des Arméniens du Haut-Karabakh. Cette nouvelle pièce sur le sujet est une réponse directe à l’épuration ethnique qui s’est déroulée dans le Haut-Karabakh arménien (Artsakh) en septembre 2023, où plus de 110 000 Arméniens ont été expulsés de leurs terres ancestrales par l’armée azerbaïdjanaise dans un silence international assourdissant.
Ce silence, cette inertie mondiale, ont été le véritable point de bascule pour moi. Car si les médias bégaient ou tremblent, le théâtre, lui, a le devoir de parler.
L’écriture de la pièce s’est cristallisée autour d’un événement glaçant : en 2021, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev inaugurait une exposition en plein air à Bakou, présentant des « trophées de guerre » arrachés au conflit de 2020. Parmi ceux-ci, des casques de soldats arméniens ramassés à même le sol sur les corps gisants. Mais le mauvais goût ne s’arrêtait pas là : des mannequins en cire (comme au musée Grévin !) grandeur nature représentaient des Arméniens en train d’agoniser, souffrants et étaient exposés des horreurs dans ce musée à ciel ouvert. Cet acte d’humiliation publique, d’une violence spectaculaire et obscène, a révélé la mécanique froide d’un pouvoir politique fondé sur la haine de l’Arménien, la déshumanisation de celui-ci et la propagande.
Aussi la pièce s’organise autour de deux axes, comme souvent dans mon écriture. Le premier, réaliste, suit Anoush, une jeune soldate arménienne inspirée d’un personnage réel. À travers elle, je veux raconter la dignité d’un peuple qui ne lutte pas seulement pour sa survie, mais pour préserver sa culture, sa langue et sa mémoire. Anoush s’inscrit dans une lignée de femmes combattantes, ces figures oubliées de l’Histoire, comme les soldates de la Révolution française, qui se sont levées pour la justice, l’égalité, et la dignité. Leur présence hante la scène, en écho à celle d’Anoush, traçant une filiation de résistances féminines face à l’effacement et à l’oppression. Le second, burlesque et grotesque, met en scène deux figures absurdes : Abaki et Avaki, les conseillères personnelles d’un président fictif, Agar Hasarov. Ces deux personnages farcesques, inspirés du théâtre de l’absurde et du grotesque politique transforment la guerre en spectacle nationaliste, masquant la barbarie par le ridicule, et annihilant la mémoire des victimes sous un triomphaliste à outrance.
Sur le plan scénique, La Valse des Oubliés emprunte à la fois au théâtre documentaire, à la tragédie antique et au théâtre de l’absurde. Un travail de création vidéo tissé de faits réels, de témoignages, d’extraits de presse, d’extraits de journaux télévisés, … sera réalisé comme matériau assemblé en résonance avec le propos. Mais il s’agira aussi d’un travail d’information faisant le lien entre les scènes, articulant l’alternance des registres pour créer une tension entre l’émotion brute et le cynisme, entre l’Histoire et sa défiguration médiatique.
Le dispositif scénique sera proche d’un champ de ruines où surgissent des éclats de mémoire, des voix, des corps qui refusent l’effacement.
Enfin, je conçois cette pièce comme un acte de résistance artistique, préservant des traces et, à travers le théâtre pour continuer à interroger ce que l’humanité choisit de regarder… ou d’ignorer. Dans une époque saturée d’images, La Valse des Oubliés propose de s’arrêter, d’écouter autrement, et de redonner une place à celles et ceux que l’Histoire tentent perpétuellement d’effacer.
Caroline Safarian