Qu’est-ce qui nous attend d’ici trente ans ? Si l’on en croit l’essentiel du torrent d’informations diffusées quotidiennement, rien de bon. Les différents scénarii du futur à moyen terme tournent majoritairement autour de l’idée de catastrophe – réchauffement climatique, creusement sans fin des inégalités sociales, montée des extrémismes religieux et politiques, etc. -. Si nous continuons dans la voie que nous suivons, nous fonçons tout droit dans le mur.
Difficile alors de ne pas imaginer l’avenir avec effroi. Les médias distillent la peur, renforçant notre sentiment d’impuissance. Est-ce que nous sommes arrivés à un moment particulier de l’histoire humaine ? Ou bien sommes-nous tout simplement dans une variante des innombrables épisodes sombres qui l’ont parsemée ? Est-ce que ce pessimisme ne viendrait pas de notre incapacité à nous projeter dans le temps au-delà de notre propre finitude ?
Quoi qu’il en soit, dans trente ans nous aurons tous les deux plus de septante ans. Or s’il y a dans notre société un phénomène apparemment tragique ( au sens antique du terme), c’est celui de vieillir. Tragique parce qu’inéluctable, mais tragique surtout parce que la vieillesse occupe une place trouble dans nos schémas de pensée contemporains.
Bien que sa définition reste floue, la vieillesse commence socialement et symboliquement à l’âge de la retraite, quand on sort de la vie active. Certes on vit maintenant de plus en plus vieux, de sorte qu’on distingue un troisième et un quatrième âge. Certes aussi l’âge de la retraite est éminemment arbitraire. On n’est pas plus vieux à soixante-cinq ans qu’on n’est adulte à dix-huit ans. Mais il n’empêche. Une personne qui atteint le troisième âge entre immanquablement dans une catégorie sociale qui l’uniformise. Dans l’imaginaire collectif contemporain, les vieux se ressemblent tous. Ils baignent dans une morne grisaille. Ils y flottent, comme indéfinis, et semblent perdre les oripeaux de leur individualité.
Nous vivons dans un monde dont les piliers sont le travail, la productivité, l’utilité, la croissance, le « progrès ». Les avancées fulgurantes de la technologie, et les changements comportementaux qu’elles provoquent, induisent pour l’individu et la société des capacités d’adaptation en des temps très courts. Ce qui serait incompatible avec la vieillesse. Notons tout de même que, singulièrement, le progrès se réduit à l’innovation technologique.
Dans l’imaginaire néolibéral, qui veut que chacun soit flexible et reste à la pointe pour exister, la vieillesse apparaît comme une tare, un handicap. C’est comme si notre société jeuniste ne parvenait pas à définir la vieillesse autrement que comme une « nonj eunesse ». Le vieux est un jeune de seconde zone, un jeune usagé (avarié?). Il fait forcément figure de rétrograde, parce que « sa vie est derrière lui ». Comment vieillir ne serait-il pas alors anxiogène?
De plus, la vieillesse est un poids économique, qui va croissant puisque des personnes âgées, il y en a de plus en plus. Les dirigeants politiques ne manquent pas de nous rappeler que les pensions posent problème, que les temps s’annoncent difficiles car il n’est pas si lointain le jour où il n’y aura plus assez d’actifs pour payer les retraites de leur aînés. Peut-être qu’il s’agit pour les retraités de demain d’intérioriser à petites gorgées une forme de culpabilité anticipée?
Derrière ces divers constats accablants, quelque chose de fondamental nous semble être occulté : la pulsion de vie. C’est comme si on prenait pour acquis qu’en vieillissant on perdait nécessairement le plaisir et l’appétit de vivre. Mais nous voulons croire que dans trente ans, nous aurons conservé intactes nos capacités d’émerveillement et d’invention.
Nous voulons croire que, dans l’hypothèse plausible où nous serions affaiblis physiquement et/ou mentalement, nous ne perdrons pas notre désir d’enchantement. Nous voulons croire que, si la réalité devient de plus en plus dure et le monde plus brutal, nous ne serons pas étouffés par le cynisme et le désabusement. Nous voulons le croire.
Voilà pourquoi nous avons décidé de nous projeter dans le futur, dans notre propre vieillesse. L’idée est de créer un spectacle en collaboration avec deux personnes qui n’existent pas encore, et qui ne sont autres que nous-mêmes dans trente ans. Ainsi, deux mondes différents, le leur et le nôtre, celui d’aujourd’hui et celui des années 2040, coexisteront sur scène, chacun révélant l’étrangeté de l’autre.
Bien sûr, ces deux collaborateurs ne sont que des projections imaginaires. Et en ce sens, «Si tu me survis, … « est un appel au futur, un pont jeté à travers le temps, un peu à la manière des sondes Pioneer qui furent lancées dans l’espace dans les années 70 avec un message à leur bord, dans l’espoir qu’il soit capté un jour par une intelligence extra-terrestre qui pourrait y répondre.
Composé d’une matière live hétéroclite et protéiforme, dont les traces seront gardées sous différentes formes (enregistrement audio, films, dessins, etc … ), «Si tu me survis, … « intégrera également dans son processus les spectateurs, qui feront eux -mêmes partie de ces « traces ». Ainsi la mémoire de chacune des représentations sera conservée précieusement pour le futur.
Car notre projet, dans sa globalité, est plus vaste. Il inclue le fait que dans trente ans, les deux personnes âgées que nous seront devenues nous convoqueront à leur tour, en reprenant ces traces. Elles les utiliseront, les remanieront, les tritureront, les transformeront, pour créer ainsi un autre spectacle, baptisé pour le moment « … je me néglige » (libre à elles évidemment de modifier le titre); et qui constituera une réponse à « Si tu me survis, … », alors que nous ne serons plus que des souvenirs.
« Si tu me survis, … » se veut une ode joyeuse et sauvage à la vieillesse et à la pulsion de vie. Elle est un cri lancé à travers le temps, faisant s’entrechoquer de façon brute l’optimisme de l’utopie et de l’imagination avec le pessimisme de notre époque. Mais à travers cette collaboration complice et incertaine avec deux vieillards que nous ne connaissons pas encore, à travers ce dialogue intergénérationnel sans concession avec nous-mêmes, ne manqueront pas de se révéler en filigrane les angoisses qui nous habitent aujourd’hui.