Les Trois sœurs (version androïde), Ozira Hirata
Dans sa version androïde des Trois Sœurs de Tchekhov, Hirata choisit de placer l’action dans une petite ville d’un Japon du futur. Dans cette ville de province, dont l’industrie robotique autrefois prospère est sur le déclin, trois sœurs et leur frère s’apprêtent à commémorer l’anniversaire de la mort du père. Les thématiques tchékhoviennes s’y déclinent: la réclusion, la ruine d’un monde et le rêve de partir pour la capitale.
Pourtant, tout cela prend ici un écho particulier et étrange. Si les humains y côtoient les robots, cette maison moderne, de ‘standing pour cadre d’entreprise’, semble glisser lentement vers l’abandon. Ses habitants sont ‘sans doute en train de perdre toute affection’ pour elle. Un robot domestique, vieux modèle, essaie désespérément d’établir un menu pour le repas des invités. L’une des trois sœurs, décédée quelques années plus tôt, a été remplacée par un androïde, par son père, alors chercheur en robotique de pointe. Elle a été programmée pour dire tout ce qu’elle pense et ne jamais mentir.
Tel un Maeterlinck du futur, Hirata explore le tragique quotidien et s’interroge sur « ce qu’il y a d’étonnant dans le seul fait de vivre » (Maeterlinck)…
La mise-en-scène de Jasmina Douieb
Notre choix ici sera de faire jouer les androïdes par des acteurices danseures, car je désire travailler sur l’ambiguïté avec le vivant. Faire jouer des robots par des acteurices a bien sûr cet avantage de garder le jeu vivant et mouvant. Mais je voudrais aussi proposer un regard différent sur cette habitude humaine qui consiste à vouloir à distinguer le vivant du non-vivant, les êtres dotés de conscience des autres êtres, vivants ou animaux, et du même coup, interroger les principes de domination proprement liés à l’histoire de l’humanité.
En donnant à jouer des androïdes à des acteurices, je cherche à créer un effet de trouble en jouant sur l’étrange similarité entre humains et machines. Car plus la machine ressemble à l’humain, plus elle crée de l’anxiété et du malaise, et plus elle nous interroge sur notre rapport aux créatures non conformes ou inventées. Le robot fonctionnera en miroir de notre propre artificialité, et en révélateur anticonformiste.
Pour cette raison, je vais centrer mon approche sur les corps dont je vais chercher la physicalité, avec la chorégraphe Ikué Nakagawa. Je vais bien entendu explorer la robotisation des acteurices incarnant des androïdes, l’extrême précision de leurs gestes et l’économie de leurs mouvements. Mais la recherche s’étendra à l’ensemble des acteurices au plateau. Il s’agira de trouver comment exprimer, par les corps, la violence larvée et les non-dits, par un jeu d’accélérations, de ralentis, et d’arrêts, un peu à la manière de Gisèle Vienne. Je veux créer dans les corps, soudainement en mouvement, une ouverture sur le hors champ et l’inexprimé.
Le travail sur la scénographie ira dans ce sens également : un lieu unique, lieu de circulation où par des mouvements centrifuges et centripètes, les différents personnages entrent et sortent, s’attendent, se cherchent ou se fuient. Le présent semble s’immobiliser dans ce lieu apparemment anodin.
A la manière des scènes et des conversations qui se tuilent et se superposent, je voudrais que le décor ultra concret, d’un intérieur quotidien et fonctionnel, mais légèrement décalé de ce que l’on connaît, donne parfois à sentir un hors champ où se passe l’essentiel du drame.